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Les États-Unis financent leur dette grâce aux stablecoins

Finance14 min2025-09-11

Analyse — septembre 2025

Introduction

Le sujet est brûlant en France en cette rentrée 2025, mais il dépasse largement nos frontières : partout, les gouvernements s’interrogent sur la manière de financer leur dette au moindre coût.

Alors que la hausse des taux complique le financement public en Europe, les États-Unis exploitent déjà des mécanismes innovants pour soutenir leur marché obligataire.
Longtemps perçus comme antagonistes, l’écosystème crypto et la finance traditionnelle s’allient désormais grâce à la technologie blockchain pour servir leurs intérêts respectifs.


Les États-Unis financent leur dette grâce aux stablecoins

1. Stablecoins : de simples outils de trading à acteurs macro-financiers

À l’origine, les stablecoins (USDT, USDC, etc.) ont été créés pour faciliter les échanges dans l’écosystème crypto : une alternative digitale au dollar, utilisable 24/7, sans passer par le système bancaire traditionnel.

Mais derrière leur usage quotidien se cache une mécanique financière beaucoup plus large.
Pour garantir leur valeur, les émetteurs de stablecoins doivent détenir en réserve l’équivalent des tokens qu’ils émettent. Et ces réserves ne dorment pas : elles sont majoritairement investies dans des actifs liquides et sûrs, en premier lieu les bons du Trésor américain (T-Bills).


2. Un mécanisme simple mais puissant

Prenons un exemple :

  • Un utilisateur ou une institution échange 1 milliard USD contre 1 milliard d’USDC.
  • Circle, l’émetteur de l’USDC, place immédiatement cet argent en T-Bills pour sécuriser sa réserve.
  • Résultat : la dette publique américaine trouve un acheteur supplémentaire, régulier et très liquide.

Chaque dollar de stablecoin en circulation correspond donc à un dollar investi (directement ou indirectement) dans la dette américaine.
Aujourd’hui, cela représente plus de 160 milliards USD de stablecoins adossés à des T-Bills (chiffres 2025), soit une demande non négligeable sur le marché obligataire.


3. Les avantages pour les États-Unis

Ce mécanisme est loin d’être anodin pour Washington :

  • Demande structurelle pour la dette US : Les stablecoins créent une demande récurrente de T-Bills, renforçant la profondeur du marché obligataire.
  • Renforcement du dollar comme monnaie mondiale : En devenant l’infrastructure monétaire des échanges crypto, les stablecoins USD consolident le rôle du dollar dans l’économie numérique.
  • Financement indirect et bon marché : L’administration américaine bénéficie d’une source de financement quasi automatique, issue d’acteurs privés mais alignée sur ses besoins.
  • Soft power monétaire : Tant que les stablecoins sont libellés en USD, ils prolongent la domination du dollar à l’international – même dans des pays où l’accès au système bancaire US est limité.

On peut presque dire que les États-Unis ont transformé une innovation privée (les stablecoins) en outil géopolitique et budgétaire. Il s'agit du fruit d'un travail de fonds sur la partie réglementaire qui a mené à l'adoption du GENIUS Act.


4. Les risques et débats

Bien sûr, ce modèle soulève plusieurs questions :

  • Concentration des risques : Une part croissante de la dette US est absorbée par un petit nombre d’acteurs privés (Tether, Circle), dont la gouvernance et la transparence sont discutées.
  • Régulation et supervision : Que se passe-t-il si l’un de ces émetteurs fait défaut, ou s’il décide de déplacer ses réserves ailleurs ?
  • Effet pro-cyclique : En cas de crise de confiance et de rachat massif de stablecoins, la vente soudaine de T-Bills pourrait amplifier la volatilité sur le marché obligataire.

Certains observateurs citent aussi le contexte des taux : en cas de baisse des taux voire de taux négatifs, les émetteurs de stablecoins voient leur business model s'effondrer.


5. Et l’Europe dans tout ça ?

Pendant que les États-Unis profitent de cet afflux de capitaux, l’Europe reste en retrait :

  • Les projets de stablecoins en euro existent (EURC de Circle, initiatives bancaires, etc.) mais restent marginaux.
  • L’absence d’acteurs de taille critique empêche l’euro de s’imposer dans l’économie numérique mondiale.
  • Résultat : même les utilisateurs et entreprises européens passent par des stablecoins en USD pour leurs paiements et investissements crypto.

Ceci est, à l'inverse de ce qu'il se passe aux US, le résultat d'une régulation trop lourde et globalement en retard sur ce qu'il se passe ces derniers mois.

Si l’Europe veut préserver la place de l’euro dans la finance du futur, elle doit accélérer :

  • Favoriser l’émergence de stablecoins euro régulés, liquides et interopérables.
  • Créer un cadre clair et compétitif pour les émetteurs.
  • Accompagner les banques et fintechs pour qu’elles intègrent ces solutions dans leurs services.

6. Au-delà du dollar : vers la remise en cause implicite du modèle fiat

Ces développements récents montrent que les États-Unis et certains acteurs privés se préparent à un futur dans lequel la monnaie fiat pourrait jouer un rôle moins central.
Voici les faits observés et ce qu’ils impliquent.

Indices d’un changement de paradigme

  • Inflation & perte de valeur de la monnaie fiduciaire : L’inflation soutenue rend risqué le fait de conserver sa richesse uniquement en fiat. Cela renforce l’attrait pour des actifs “réels” ou refuges (actions, or, Bitcoin), perçus comme des couvertures contre la dépréciation monétaire.
  • Dette publique et érosion discrète par dévaluation : Quand la monnaie perd de sa valeur, la dette publique libellée en cette monnaie se “dilue” en termes réels. Les États-Unis, avec une dette majoritairement en dollars, bénéficient indirectement d’une inflation modérée ou d’une dépréciation contrôlée.

Acteurs publics & privés qui se positionnent

Stratégie gouvernementale : réserve stratégique de Bitcoin
En mars 2025, le président Donald Trump a signé un executive order établissant une Strategic Bitcoin Reserve et un United States Digital Asset Stockpile.

  • Cette réserve sera alimentée par les bitcoins saisis par le Trésor dans le cadre de procédures pénales ou civiles, sans coût direct pour les contribuables.
  • Les bitcoins ainsi déposés ne seront pas vendus ; la réserve sera maintenue comme actif de réserve permanent.
  • Le gouvernement US détiendrait environ 198 000 BTC à ce jour dans ce cadre.

Acteur privé : Strategy (ex-MicroStrategy)
MicroStrategy a officiellement changé de nom pour Strategy en février 2025, se définissant comme une Bitcoin Treasury Company.

  • Strategy détient environ 471 107 BTC dans ses réserves, valorisés à plus de 44-46 milliards USD selon les cours.
  • Ces acquisitions sont financées par les flux de trésorerie, émissions d’actions privilégiées (“preferred stock”) et dettes.

🧾 Réforme comptable : ASU 2023-08

En décembre 2023, le FASB a publié la norme ASU 2023-08 — Intangibles — Goodwill and Other — Crypto Assets (Subtopic 350-60) : Accounting for and Disclosure of Crypto Assets.

Principaux changements :

  1. Pour certains crypto-actifs (Bitcoin, Ethereum, etc.), remplissant des critères précis, la norme exige la mesure à la juste valeur (fair value) à chaque période de reporting. Les gains ou pertes non réalisés doivent être reconnus dans le résultat.
  2. Avant, les crypto-actifs étaient souvent comptabilisés comme des actifs incorporels à durée indéterminée, avec un modèle “coût moins dépréciation”. Le nouveau standard corrige ce déséquilibre.

Entrée en vigueur : pour les exercices commençant après le 15 décembre 2024, adoption anticipée possible.


🔎 Ce que tout cela sous-entend

  • Le choix de Bitcoin comme actif de réserve par des entités publiques ou semi-publiques indique que l’on ne parle plus de spéculation, mais de couverture contre les faiblesses du fiat.
  • Avec ASU 2023-08, les entreprises peuvent refléter les hausses de valeur de leurs portefeuilles Bitcoin dans leurs résultats, renforçant leur intérêt stratégique.
  • Cette tendance suggère une préparation à un futur où la monnaie fiat pourrait être moins fiable ou dominante comme réserve et moyen d’échange. Nous pourrions presque dire que les Etats-Unis sont en train de "shorter" leur propre monnaie (parier sur une baisse de la valeur du dollar).

7. Conclusion

Les stablecoins ne sont plus un simple instrument crypto : ils sont devenus un rouage essentiel de la finance mondiale, mais aussi un outil de géopolitique.

Pour les États-Unis, ils représentent à la fois un outil de financement, un levier de souveraineté monétaire, et un prolongement de la domination du dollar.

Pour l’Europe, ils constituent un signal d’alarme : sans offre crédible en euro, le risque est de voir l’économie numérique mondiale se dollariser encore davantage.

La question n’est donc pas de savoir si les stablecoins vont peser dans l’équilibre financier mondial, mais comment freiner l’hégémonie du dollar et ses répercussions sur notre souveraineté.